Genre = Nouvelle ---- Style = dramatique --- pas de titre
Le chien noir et blanc courait en jappant entre les pattes de la grosse jument impassible qui avançait à son pas habituel. Jimmy, le chien, voulait l’inciter à accélérer le pas, mais elle s’en foutait comme de son premier béguin. Elle, répondant au doux nom de Duchesse, tirait cette roulotte depuis trop longtemps pour savoir que la destination pouvait toujours attendre car dès que les rayons du soleil s’estomperaient, Raphaël la ferait se ranger sur le bord du chemin pour installer le campement.
Elle était rouge passé et jaune délavé cette vieille roulotte et nul ne pouvait dire le nombre exact de kilomètres qu’elle avait parcouru.
Raphaël la traitait comme une princesse, ne la laissant jamais sans soin ni entretien. Dès que le moindre de ses éléments se détériorait ou cassait, il s’empressait de le réparer. Elle était toute de bois à l’exception des essieux et des roues pneumatique. Il y avait dix ans que Raphaël avait fait faire le changement des très vieilles roues en bois renforcées de fers ; cela avait constitué un changement important à l’époque car la roulotte se déplaçait désormais sans bruits si l’on excepte les cris de Jimmy et la guitare de Manu. Dès que se faisait entendre le moindre crissement des roues, Raphaël sortait son pot de graisse et ça repartait de plus belle en silence.
C’est que cette roulotte, ils y tenaient tous très forts les Romanov, ils en avaient hérité de leurs parents qui la tenaient de leurs parents et ainsi de suite depuis une éternité ou en tout cas au moins un siècle, ou deux ….. on ne s’embarrassait pas à compter ….
Ils étaient peu, vraiment très peu à continuer de vivre ainsi. Les autres avaient de grosses voitures et des caravanes spacieuses et modernes et des tentes pour les soirs de saga ou de prières … mais eux, avaient refusé ce luxe que des artistes de la famille proposaient de financer. Oui, la famille comptaient de grands artistes qui gagnaient beaucoup d’argent et en faisaient profiter la communauté.
C’était toujours une joie et une fête immense de se retrouver chaque années, en mai, aux Saintes Maries. Et la roulotte rencontrait chaque fois un enthousiasme grandissant. Raphaël le père, Manu le fils, Larima la mère et Rosa, qu’ils appelaient Pénélope, la fille étaient fiers, très fiers de leur condition précaire et d’avoir su résister aux tentations de la modernité.
Larima gagnait très honorablement sa vie en tressant des paniers et corbeilles d’osier et surtout en lisant les lignes de la main. Sa chiromancie était très recherchée dans le monde des Roms et des Gitans. Elle ne se trompait jamais et ne faisait pas payer si elle ne lisait rien. En fait elle refusait de lire les malheurs et n’annonçaient que les bonnes nouvelles à ses clients, d’où cette réputation de porte-bonheur.
Justement, par ce bel après-midi ensoleillé, ils approchaient des Saintes Maries et s’enthousiasmaient à l’idée de revoir les frères, les sœurs, les cousins, les cousines, les nièces, les neveux, les amis …. La Famille.
Raphaël était un homme courtaud, rude et bourru au cuir tanné, aux mains larges et crevassées, ses lèvres fines étaient surmontées d’une épaisse moustache frisottante et ses joues couvertes d’une barbe toujours mal rasé, ses cheveux bouclés, grisonnants, ses yeux bleu-vert comme des aigues-marines, son chapeau à larges bords en cuir marron qui ne quittait jamais son chef, son blouson gris et son pantalon noir trop large lui tombant sur les reins, voilà à quoi il ressemblait, Raphaël, et, à le voir, les gadjo en avaient peur et ne lui adressaient pas la parole.
Il était très bricoleur et se faisait un peu d’argent de poche en échange de réparations ou de constructions au fil du voyage et quand il en avait envie.
Larima, son épouse, plus petite, était, au contraire de son mari, une femme accorte, qui discutait volontiers avec les inconnus et avait un sourire permanent aux lèvres. Elle portait le foulard et la robe gitane chamarrée, longue et ample mais souple et légère. A ses oreilles oscillaient deux grandes et lourdes boucles d’or, la parure transmise de mère en fille, signe du pouvoir de divination et de communications avec les esprits sans corps de sa tribu : les Rom. Son annulaire gauche portait l’anneau sacré et certaines parties de son corps étaient tatouées des symboles du Grand Pouvoir. Elle avait l’esprit commercial et c’est en partie grâce à elle que la famille vivait de ses propres revenus. Elle s’occupait de tout, aidée de sa fille Pénélope. Mais ce sont les hommes qui coupaient l’osier, chassaient les lapins, les grives, les pigeons et les hérissons à museau de cochon et préparaient le feu.
Manuel, di Manu, le fils, âgé de vingt ans, était un garçon partiellement autiste. Il ne parlait jamais, s’exprimait par signe que seuls ses proches parents savaient interpréter. Il avait toujours l’air ailleurs, ses grands yeux clairs dans la brume. Son visage était pourtant régulier et sans ces yeux vagues, rien ne le distinguait, a priori, des autres garçons de son âge. Mais il était doué d’une force herculéenne et d’une agilité mercurienne. Il était capable d’attraper les oiseaux qui volaient à portée de main et pouvait tirer, pousser la roulotte facilement après l’avoir dételée.
C’était aussi un virtuose de la guitare que certains payaient très cher pour avoir l’heur de se faire accompagner par lui dans les galas improvisés.
Rosa, la ‘Pénélope cara’ comme l’appelait sa mère, à dix sept ans, était la plus belle de toutes les gitanes.
Sa grâce et son teint hâlé faisaient d’elle la déesse de tous les peuples nomades.
Ses longs cheveux bouclés noirs de jais descendaient de ses épaules pour toucher le bas de ses reins, ses yeux couleur noisette en formes d’amandes effilées, sa petite bouche fine et rouge d’où exhalait un parfum de framboises, ses joues lisses, son tout petit nez retroussé, son menton volontaire, son cou si long, si fin, ses épaules charpentées, ses bras musclés et graciles, ses petits seins agressifs, son ventre plat, ses hanches bien marquées et ses jambes que l’ont devinait fermes et sveltes sous la robe enluminée .... Tous les hommes sans exception voulaient la marier, certains oubliaient qu’ils étaient déjà mariés et cela faisait des histoires de famille, mais comment ne pas tomber éperdument amoureux de la beauté et de la grâce réunie.
Elle portait le foulard, le plus souvent, mais malgré cela et même de dos, sa cambrure et sa silhouette attiraient tous les regards.
Rosa possédait les dons de divination de sa mère, comme toutes les Romanov.
Mais elle aimait la danse par dessus tout et lorsque son père prenait son violon son frère la guitare et sa mère le tambourin, la flamme de sa passion scintillait bien au-delà de la raison, elle virevoltait avec tant d’art, d’adresse, de bonheur que la joie illuminait tous les cœurs des spectateurs.
C’est un soir, non loin d’un village perdu que l’idée lui vint de se présenter en spectacle.
Attirés par la musique, quelques villageois s’étaient approchés du campement et avaient regardés admiratifs et silencieux la danse de la jeune fille.
Quand elle eut fini, ils applaudirent et lancèrent même des pièces dans sa direction.
Depuis, elle dansait toujours pour elle-même et ses parents, mais quand un village n’était pas loin, ils s’arrangeaient pour attirer l’attention par un feu et de la musique. Cela faisait un petit apport supplémentaire gagné en s’amusant et en se faisant plaisir.
Mais elle eut la très mauvaise idée de danser aux fêtes Camarguaises et c’est là que tous les hommes la demandèrent en mariage et que la bagarre géante éclata.
Depuis, elle ne dansait plus que pour elle et ses parents.